Avec son élargissement à dix pays plus pauvres, l’Union européenne investit dans l’avenir alors que l’écart se creuse aux Etats-Unis entre Etats pauvres et Etats riches…
03/01/2005 – J’ai toujours eu une certaine réserve vis-à-vis de la profession des économistes où les rares esprits brillants sont engloutis par une marée de personnages médiocres persuadés que la manipulation de quelques équations les transforment en scientifiques mais qui, pour la plupart, auraient tout aussi bien été en d’autres temps astrologues ou haruspices.
Aujourd’hui la limite tolérable en termes de pauvreté d’analyse et de malhonnêteté intellectuelle est dépassée. Au moment où les Européens vont s’engager dans un vaste débat démocratique sur leur avenir collectif, il me paraît nécessaire d’intervenir pour ne plus laisser ces Diafoirus promener leur superbe incompétence en l’habillant des atours de l’autorité. D’autorité, ils n’en ont aucune, eux qui appartiennent à une profession qui s’avère toujours incapable de prévoir la moindre rupture des tendances en cours. En revanche, leur aptitude à gloser sur le faux, l’incomplet,voire l’inconnu,est remarquable et les rapproche indiscutablement de nos « experts militaires » qui produisent les commentaires « à chaud » des guerres « télévisées » alors qu’ils n’ont aucune idée de ce qui se passe réelle ment sur le terrain.
Illustrons notre propos par le prétendu « décrochage » économique entre l’Union européenne et les Etats-Unis. Ayant la faiblesse de bien connaître le terrain européen comme celui des Etats-Unis, je constate une chose simple : l’observation attentive de la réalité dément le «constat» de nos chers économistes européens. Non seulement il n’y a pas un écart croissant de richesse entre l’Union européenne et les Etats-Unis au profit de ces derniers, mais il y a un écart croissant dans l’autre sens, en faveur de l’Europe . Comment se fait-il que ces têtes bien pleines, à défaut d’être bien faites, aboutissent à ce type d’analyses ? Hélas, l’explication est simple et se résume à quatre facteurs consternants.
Primo, nos économistes continuent à se fonder sur des statistiques qui ne mesurent plus grand-chose. Ainsi, les Etats-Unis produisent de mieux en mieux (hausse de la productivité) des produits que personne n’achète plus à part eux-mêmes (exemple : les voitures) ; ils agrègent des recettes de services et produits qui ne sont plus produits par eux, comme l’électronique et l’informatique, mais dont les « performances » sont toujours attribuées à leur pays ; ils génèrent du PIB, non plus en résolvant leurs problèmes mais en les entretenant (ainsi le pénitentiaire, avec ses 2,5 millions de détenus, croît régulièrement) ; et je n’évoque même pas les questions brûlantes sur la fiabilité des statistiques américaines au regard des critiques croissantes de la communauté scientifique en la matière. L’Union ne fait pas mieux avec ces « sacro-saints chiffres », comme on peut le constater avec le scandale de la manipulation des statistiques grecques.
Secundo, nos économistes, même si certains le signalent négli gemment au détour de leurs analyses, oublient que l’Union, du fait de son élargissement à dix pays plus pauvres, investit dans l’avenir en développant ses nouveaux membres alors que l’écart se creuse aux Etats-Unis entre Etats pauvres et Etats riches. L’étude récente sur la baisse des indicateurs de santé dans la majorité des Etats américains en est d’ailleurs un bon exemple. Devient-on plus riche en ponctionnant les pauvres ou en les aidant à s’enrichir ?
Tertio, nos économistes sont souvent de simples porte-parole d’une vision politique et économique portée par d’autres qu’eux. Ils sont chargés d’habiller de leurs doctes habits et d’arguments savants des discours qui hésitent à s’afficher publiquement. Ici, il s’agit d’entretenir la « peur » d’un décrochage de l’Europe face aux Etats-Unis pour soutenir un agenda ultralibéral, destiné à déréguler tous azimuts en Europe. C’est, dans le domaine économique,le reflet de la politique de l’administration Bush dans le domaine de la sécurité, consistant à générer la « peur » du terrorisme pour faire accepter le « tout sécuritaire ». Ici, nos économistes ne se cachent même plus :ils agissent « ex officio » en tant que vulgaires propagandistes.
Enfin, il y a un facteur finalement bénin, celui de l’âge. Nos économistes partagent avec nos responsables européens des médias une caractéristique essentielle : ils sont tous des baby-boomers vieillissants qui continuent à voir les Etats-Unis avec les yeux de leur jeunesse, quand ils faisaient leur PhD à Stanford ou au MIT ; et également à travers leurs « réseaux » de collègues transatlantiques (garantie de séminaires confortables et de carrières fructueuses). Comme, par ailleurs, la construction européenne n’a jamais été leur tasse de thé, alors autant ne pas se priver de lui pronostiquer les pires erreurs, les pires horreurs !
De toute façon, cela s’inscrit parfaitement dans le conformisme ambiant de nos « élites » intellectuelles, qui sont incapables d’imaginer un avenir autre que la continuation du passé qu’elles ont connu.
FRANCK BIANCHERI, 03/01/2005 (Directeur d’Europe2020)
∴ LE POINT DE VUE DE FRANCK BIANCHIERI: Une Europe plus forte que l’Amérique
a été publié dans le magazine LES ECHOS, édition du 03/01/2005