Franck Biancheri, Cannes (France), 21/10/2010
L’impasse socio-politique dans laquelle s’enfonce la France, et dont la question des retraites n’est qu’un catalyseur, s’enracine dans l’obsolescence du modèle pyramidal français. Nous assistons aux premiers chocs d’un problème qui va aller croissant au cours de la décennie à venir, à savoir la perte de légitimité des élites parisiennes et l’impossible continuation d’une France pilotée par Paris.
Si la crise mondiale actuelle marque un tournant historique en refermant un épisode de près de quatre siècles de domination euro-occidentale, la France doit méditer rapidement le fait que son modèle centralisateur est aussi vieux.
Pour faire face aux défis des dix prochaines années, il va ainsi falloir tourner une grande page de l’Histoire de France. La suite reste à écrire. J’espère que cet extrait du livre que je viens de publier aux Editions Anticipolis (www.anticipolis.eu), « Crise mondiale : En route pour le monde d’après / France, Europe et monde dan la décennie 2010-2020 », peut contribuer à alimenter le débat intellectuel …. hors de Paris ! Car c’est le seul débat qui aura in fine de l’impact sur l’avenir des Français !
Ce qui auparavant pouvait apparaître comme les excès d’un pouvoir somme toute porteur d’efficacité intérieure et extérieure n’est plus aujourd’hui que son travestissement. Le désert français est intellectuel et c’est l’absence de débats et d’idées dans les élites parisiennes. Le provincialisme est central, et ça n’est plus Trifouilly-les-Oies dont tout le monde se moque (au propre et au figuré hors de nos frontières) mais les 5e, 6e, 7e, 8e et 16e arrondissements « élargis » à Neuilly-les-Oies.
Je me souviens d’une époque, quand je bâtissais le premier réseau étudiant européen et qu’on forçait la main aux dirigeants européens pour faire adopter Erasmus, il y a 25 ans donc, où mes amis étudiants européens connaissaient et suivaient les débats intellectuels français. Depuis plus d’une décennie, c’est une situation que je n’ai plus rencontrée nulle part1, sinon pour s’affliger du provincialisme des débats parisiens qui n’intéressent plus personne au-delà de nos frontières et tenter de comprendre la cause de cette disparition. Les débats intellectuels français se sont réduits au parisianisme, à des discussions de salons pour courtisans2. Ils sont aux débats intellectuels qui intéressent le monde ce que le cinéma italien est devenu pour le cinéma mondial, un sentiment de manque de ce qu’il était et une consternation pour ce qu’il est devenu.
Bernard-Henri Lévy fournit l’exemple parfait de cette situation. Il est en effet l’un des rares « intellos » français dont le nom est connu parmi les élites européennes ou américaines, mais pas pour ses idées philosophiques (que ceux qui connaissent son nom seraient bien en peine de mentionner), mais pour ses reportages truqués (comme lors du conflit en ex-Yougoslavie) ou ses citations de philosophes qui n’existent pas (comme dans son dernier livre). Un petit tour sur les moteurs de recherche Internet permet de vérifier cela très vite3.
Mais comme nos médias et nos intellectuels qui les peuplent appartiennent à ce petit monde, ils n’en soufflent bien sûr pas un mot, prétendant toujours être le (ou au minimum « un ») centre du monde. Du leur, certainement ! De celui du Monde, certainement pas4! De celui des Français, cela va justement être à voir dans la décennie à venir. Car en politique, on peut prétendre à tout, mais il arrive toujours un moment où la réalité présente l’addition. Et pour les peuples, il n’existe que deux cas de figure, soit l’addition est présentée aux élites concernées, soit elle est présentée aux peuples. Le second cas survient quand les peuples n’ont pas su, pas pu se débarrasser à temps de leurs élites illégitimes. Regardez l’Islande, la Grèce, le Royaume-Uni, les États-Unis ! Rappelons-nous 1940 ou Napoléon III !
Il est d’ailleurs très utile de constater que les États-Unis, le Royaume-Uni, comme Napoléon III font partie des références fortes de l’actuel pouvoir parisien et de sa cour. Quant à 1940, ils sont nombreux dans l’ombre du président français5 et de son « amour » pour la Résistance à œuvrer directement pour détruire l’héritage du Conseil National de la Résistance (éducation de qualité pour tous, sécurité sociale universelle, refus de la concentration des médias dans des mains privées, etc.) et à être nostalgique d’une époque où le rêve européen se déclinait autour du concept d’un Occident dont les Nazis étaient alors le fer de lance. Sans entrer dans ce débat, on peut en tout cas noter sans risque d’erreur que Napoléon III comme Vichy ont été les fourriers des plus importantes défaites du pays, et de tragédie pour l’Europe6.
Avec ce détour par le présent, puis le passé, on se rapproche ainsi petit à petit des risques de la décennie à venir puisque, à nouveau, la question pour la France et les Français les années 2010-2020 va être la pertinence de la France dans le paysage géopolitique mondial. Comme cette question fut posée dans le contexte européen en 1870 et dans le contexte mondial en 1940. Or, penser l’avenir, anticiper les défis futurs imposent de pouvoir compter sur une élite très diverse et constamment rajeunie car la jeunesse est instinctivement une tête chercheuse d’avenir7. Et là encore, le centralisme français, devenu en deux décennies, un véritable clanisme parisien, a créé les conditions propices à se plonger dans le provincialisme ultime. Le recrutement quasiment exclusif des élites via le système des grandes écoles parisiennes a concouru à limiter toujours plus la diversité intellectuelle de ces mêmes élites. Leurs enseignants (qui dans les grandes écoles viennent directement des cercles dirigeants) provenant massivement du groupe soixante-huitard, les futures élites se sont donc vu nourries au sein du modèle anglo-saxon, du rejet de la politique, de la franchouillardise de salon qui va de pair avec le provincialisme de congrès internationaux8.
Désert intellectuel, élites mercenaires ou castrées, provincialisme de la capitale, absence de vision d’avenir. Pour ce qui est de ses élites, aucun doute, la France commence très mal cette nouvelle décennie qu’elle ne doit pourtant pas rater si elle veut influencer le monde au XXIe siècle.
« Mais heureusement, pourrait-on dire en guise de boutade, nous ne sommes pas le Royaume-Uni », paraphrasant ainsi Napoléon et De Gaulle quand ils comparaient la France et l’Angleterre en constatant qu’à l’inverse de ce pays, en France les élites étaient souvent médiocres et le peuple remarquable.
Franck Biancheri, Cannes (France), 21/10/2010
(cet article peut être retrouvé sur le site Agora Vox)
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Notes:
1Les trois seuls moments où j’ai pu constaté que la France et les Français ont à nouveau partout suscité un vif intérêt hors de nos frontières ont été, par ordre d’intensité décroissante : le refus de soutenir l’invasion de l’Irak, le Non au référendum sur la Constitution et la reprise provisoire des essais nucléaires. Cherchez le point commun : la France plaît, intrigue, existe, quand elle est politiquement incorrecte, quand elle dérange l’ordre des choses. Et non pas le contraire comme essayent de vous le faire croire nos élites actuelles que ce soit sur l’Europe, ou sur la gouvernance mondiale.
2La France par-ci, la France par-là. On assiste à un nombrilisme hallucinant depuis plus de dix ans. Il n’est donc pas difficile d’imaginer pourquoi le reste du monde se moque de plus en plus de ce que nous pouvons raconter. En tant que Français, en quoi ça vous intéresserait le centième livre sur les problèmes de l’Italie, le cinq-centième débat sur l’identité allemande ou le millième article sur ce qu’est la Hollande ? C’est cependant ce que nous « offrons » au monde depuis une quinzaine d’année.
3Le même test, dans différentes langues, conduira au même résultat pour toute la coterie intellectuelle parisienne. Personne ou presque, hors de France, ne se préoccupe de ce qu’ils peuvent dire ou penser.
4Partout les mêmes jugements tombent sur Paris, c’est une ville morte en terme de créativité et ce dans tous les domaines : un marché de l’art de seconde zone, sans aucune créativité car monopolisé par les mêmes depuis plus de vingt ans, une vie nocturne pour les vieux car les jeunes n’ont plus leur place dans une ville chère et policée à outrance, des médias qui se content de traduire plutôt que de produire. Ouf, il reste toujours les défilés de haute-couture ! Berlin, Barcelone, Amsterdam, Budapest jouent avec l’avenir et ceux qui le feront. Paris s’enivre d’illusions, illusion de grandeur, illusion de grands hommes, illusion d’avenir. Un jeune catalan étudiant à Paris m’a raconté récemment que ses amis qui étaient venus le voir à Paris se sont rendus compte que sur la plupart des photos de rue qu’ils avaient prises lors de leur séjour dans la capitale, il y avait un policier ou une voiture de police en fond. Une triste réalité peu compatible avec une cité aux prétentions intellectuelles et artistiques.
5Il a été choisi car il était bon vendeur et qu’il ne se posait pas de questions. Je ne crois donc pas qu’il comprenne grand-chose au processus dans lequel il est un acteur de premier plan, mais certainement pas celui qui écrit le scénario.
6La perte de l’Alsace-Lorraine c’est 1914-1918 en préparation et les tenants de Vichy sont ceux qui ont tout fait pour empêcher la France de jouer son rôle dans les années 1930 face à la montée de la menace hitlérienne.
7Ce qui ne veut pas dire qu’elle trouve automatiquement l’avenir souhaitable.
8Il est intéressant de constater combien les congrès européens et internationaux tournent avec un « stock » pratiquement jamais renouvelé depuis vingt ans d’intervenants français. Depuis plus d’une décennie, les autres Européens, et les étrangers en général, ont un mal fou à identifier de nouvelles têtes en France (politiques, intellectuels, etc.) et ils sont donc condamnés à reprendre, sans enthousiasme, toujours les mêmes.