Allocution de Franck Biancheri à l’Agora AEGEE Enschede le 2 mai 2012.
A la demande d’AEGEE-EUROPE, Franck Biancheri a présenté sa vision de l’évolution de l’Europe dans la décennie à venir, et décrit ce que pourrait être une action étudiante européenne réussie concernant l’avenir de l’UE et la démocratisation de l’Euroland. À une époque où le projet européen et la jeunesse européenne sont confrontés à des défis de taille, les étudiants d’AEGEE-EUROPE sont à la recherche d’inspiration et de conseils pour mener ce qu’ils appellent une (r)évolution européenne. C’était l’un de ses derniers grands discours adressé aux jeunes pour la construction d’une Europe du futur dans laquelle ils se reconnaissent. Il allait s’éteindre quelques mois après, en octobre 2012.
Combinant son expérience de la première renaissance européenne de 1985-1992, lorsqu’il est devenu l’un des pères d’Erasmus, et son poste actuel de directeur du premier groupe de réflexion européen sur la crise mondiale LEAP/E2020 (Laboratoire Européen d’Anticipation Politique ), l’allocution de Franck Biancheri à Enschede offre l’une des très rares perspectives visionnaires sur l’avenir de l’Europe, déjà présente dans son livre « La crise mondiale : Le chemin vers le monde d’après : l’Europe et le monde dans la décennie 2010-2020 ».
Introduction d’AEGEE à son intervention :
L’Agora de printemps 2012 sera une Agora différente ! Espérons qu’elle sera le début d’une nouvelle AEGEE et un point de référence concernant le rôle de la jeunesse européenne dans les futurs développements européens.
Pour cette Agora, nous devons regarder vers l’avenir. Pour le faire avec sagesse, nous devons également regarder en arrière – nous devons nous pencher sur nos valeurs fondamentales. Voulons-nous encore parler sans fin de nouveaux logos et de formats de groupes de travail ? N’est-il pas temps de commencer à parler de NOTRE rôle dans NOTRE Europe du futur ?
Nous sommes très honorés d’annoncer que Franck Biancheri, le fondateur d’AEGEE-Europe, s’adressera à l’Agora, pour la première fois depuis 1988, lors de l’introduction thématique de l’événement le 2 mai 2012. Il ne sera pas là pour parler du passé d’AEGEE et de toutes les belles années qui sont derrière nous.
Il parlera de l’avenir. Il donnera à l’Agora une vision sur l’avenir de l’Europe et du monde et surtout une vision sur le rôle qu’un réseau d’étudiants européens comme AEGEE pourrait jouer dans cet avenir. Il s’adressera également à tous les membres de l’AEGEE et leur demandera leur avis.
Que voulez-vous comme avenir pour l’Europe, comme avenir pour l’AEGEE ?
Allocution de Franck Biancheri:
C’est sans doute le moment pour les membres d’AEGEE et les étudiants en Europe de revenir aux fondamentaux et d’essayer de comprendre pourquoi ils ont besoin de travailler ensemble et comment ils peuvent «occuper l’avenir de l’Europe».
Avant de définir ce qu’AEGEE peut faire, il faut connaitre l’environnement d’AEGEE, ce sera la première partie de ma contribution.
La deuxième partie portera sur les opportunités et les possibilités pour les mouvements de jeunesse en Europe dans les années à venir.
La troisième partie portera sur AEGEE: son avenir, son organisation et sa capacité à utiliser ces possibilités des prochaines années. Là, je vais vous dire des choses que beaucoup entre vous ne vont pas apprécier.
Et la dernière partie sera avec vous: le temps de discuter, poser des questions, donner des avis.
2012 est l’année où le projet européen, centré sur l’Euroland, va passer d’une période de crise à une renaissance, une régénération;
2013-2015, viendra la période de réévaluation et la réorientation des relations étrangères de l’UE: moins d’OTAN, moins de relations transatlantiques, et au contraire un mouvement très rapide en direction des BRICS. Cette tendance est déjà là, sous-jacente mais elle apparaît sur l’agenda géopolitique et c’est là que votre rôle va devenir crucial;
La période 2014-2016 verra le grand rendez-vous démocratique entre l’Euroland / UE et ses citoyens. Partout dans l’Euroland, les gens ne vont pas accepter indéfiniment d’être des spectateurs de politiques qui touchent aujourd’hui leurs emplois, leurs retraites, leurs systèmes de santé, etc … 2014-2016 la démocratie et l’Europe devront trouver le temps de travailler ensemble… ce qui constitue l’un des points sur lesquels les étudiants, les citoyens et l’Europe auront un rôle important à jouer.
Une entité politique se dessine, l’Euroland
Cet Euroland ne se basera pas sur le modèle de Bruxelles. Elle sera davantage constituée de réseaux. Elle fonctionnera par transfert de compétences au niveau européen, et ne sera pas nécessairement appuyée par de grosses machines. C’est un type nouveau de travail et de mode opératoire que vous allez voir se mettre en place dans les dix prochaines années.
Un processus qui monte en puissance
Parce que le Royaume-Uni s’est mis complètement hors-jeu. Pendant deux décennies, le Royaume-Uni a essayé de ralentir et empêcher l’apparition de ces évolutions, les citoyens vont continuer à utiliser les institutions de l’UE, quand ils pourront. Et de nouvelles institutions apparaîtront au cours de la prochaine décennie.
Je parle de Euroland dans trois/quatre ans, quand la plupart des pays de l’UE sera dans l’Euro. Car l’Euroland, ce sera en fait 25/26 pays. C’est le groupe de base qui va façonner l’avenir de cette décennie en Europe.
L’Europe peut faire la différence parce que l’Europe fait la majorité.
Là où nous nous mettons, il y a la majorité: soit du côté des Etats-Unis, ou du côté des BRICS, l’Euroland-BRICS crée la majorité.
Il n’y a rien de tel qu’ «un Européen». Un Européen, c’est une équipe d’Européens.
Un Européen, c’est une équipe d’Européens.
Ceci est valable pour le leadership de l’Europe, comme pour AEGEE.
L’Européen, c’est une équipe de personnes de différents pays, non pas un seul homme/femme.
La dé-Bruxellisation
Nous devons sortir le leadership européen d’une seule ville.
La France est en train de mourir de l’hyper-centralisation du système français. Et Bruxelles est modelé sur ce système français des années cinquante. Nous devons nous débarrasser de ce système centralisé pour gérer l’Union européenne.
Les étudiants et les mouvements de jeunesse ont deux piliers en Europe
– l’éducation européenne,
Vous êtes légitimes, n’importe quel ministre, commissaire, parlementaire européen vous trouvera tout à fait légitimes, si vous venez avec des idées sur ce sujet.
– la démocratisation,
Vous êtes de jeunes citoyens, vous êtes légitimes de parler des moyens de donner aux citoyens le contrôle des orientations de l’Europe.
Sur ces deux sujets, les politiques ne pourront pas s’empêcher de vous soutenir, de vous donner leur parrainage, des subventions, de la visibilité.
Vous avez besoin d’un levier.
Comme Archimède en avait besoin. Or quelque chose est apparu au cours de ces 2 dernières années: un levier avec un énorme potentiel, appelé Euroland.
Vous avez quelque chose qui a manqué pendant de nombreuses années, un espace présentant une grande convergence d’intérêts et de préoccupations en matière d’économie, de questions sociales, d’éducation, de politique.
En dehors, il n’y a pas de levier, pas d’intérêt des politiques, des médias, pas d’argent à mettre dans les projets…
Alors n’essayer pas de faire bouger le monde à partir du sable, essayez d’utiliser une pierre et de placer votre levier dessus. Cette pierre, c’est l’Euroland.
Oubliez l’élargissement!
Certains n’apprécieront pas, mais il faut oublier l’élargissement et les priorités de l’UE des années 90/2000, parce qu’elles sont mortes.
C’est une situation à deux faces: le rêve d’élargissement des années 90 est complètement fini… ce qui nécessite de construire de nouveaux types de relations.
Cela ne veut pas dire « pas de relations » ; mais « d’autres » relations entre ces pays, qui ont été intéressés à un certain moment par l’élargissement.
Occupez l’avenir
Partout dans le monde, ils disent « Occupez Bruxelles, Paris, ceci, cela … » Ce sont des lieux, ce sont le présent et le passé… Quand vous êtes un mouvement d’étudiants, la seule chose que vous devez occuper, car vous pouvez le faire, car vous devez le faire, c’est l’avenir! Tel devrait être votre objectif.
Comment améliorer la capacité à sentir et explorer l’avenir, à prendre des risques, à faire des choses qu’on ne fait plus quand a 40 ou 50 ans. Ce doit être ce que vous allez devoir oser faire chaque jour, à chaque réunion. Ce qui signifie clairement : ayez des objectifs clairs, peu mais très clairs, ou alors vous n’occuperez rien du tout, vous vous perdrez.
Deuxième point: prenez des risques, faites des choses que les autres vous disent être impossibles. Si à chaque fois qu’on m’a dit ‘Ce que vous faites, Franck, est impossible’, je m’étais arrêté, AEGEE n’aurait pas existé. Car c’était l’Euro-sclérose à cette époque. On me disait « L’Europe n’intéresse personne, ça ne marchera jamais ! » Pourtant, vous êtes là, 27 ans plus tard. Quelque chose a marché.
N’abandonnez jamais vos objectifs pour ceux des institutions. Plutôt que d’avoir un bureau à Bruxelles, faites un congrès près du Parlement européen, du Conseil, de la Commission, et le lendemain matin, vous aurez une meilleure position pour négocier un partenariat, un parrainage, etc… Les institutions sont comme des vaches. Vous pouvez leur parler pendant des heures, sans qu’elles bougent, ou vous pouvez leur piquer le derrière et alors la vache va avancer. Si vous êtes un réseau de constructeurs, vous les attirerez, pas si vous êtes un réseau d’utilisateurs.
Il y aura toujours une majorité de consommateurs dans AEGEE, mais vous devez renforcer la partie des constructeurs, la faire passer de 10 à 20%, parce que c’est elle le moteur de l’organisation.
Et enfin, cela va être un choc, si vous prenez acte de la fin de la vision d’élargissement de l’Europe des années 90 / 2000 et du retour du processus d’intégration autour de l’Euroland, AEGEE devra faire face à la question de la construction de deux réseaux différents en son sein: l’un basé sur l’Euroland à 26 et un réseau non-Euroland. Et je pense que vous ne serez pas en mesure d’éviter cela.
Je sais d’après des discussions avec certains d’entre vous que c’est déjà une question, que vous sentez que les motivations, intérêts, questions, agendas de ces deux groupes sont en train de diverger. Deux groupes qui peut-être dans 10/15 ans vont fusionner à nouveau.
Aujourd’hui, dans l’Euroland, les étudiants, les jeunes, les politiques, les médias, s’intéressent à certaines choses qui n’ont aucun sens pour ceux de l’extérieur… et dans l’autre sens c’est aussi vrai.
Donc, il n’est pas question de casser AEGEE, mais d’en faire un parapluie, sous ce parapluie, d’avoir deux côtés. Ce seront des discussions difficiles, mais elles seront très utiles.
Surtout, ne faites pas l’autruche, ne vous cachez pas, ne soyez pas aveugles. Ce seront des discussions difficiles, mais elles seront très utiles pour décider de l’avenir de l’organisation et pour chacun d’entre vous, pour comprendre comment mieux repartir de ce qu’AEGEE est aujourd’hui, et ce qu’AEGEE peut faire de mieux à partir des 25 dernières années pour les 25 prochaines. C’est cela « occuper le futur »!
Franck Biancheri, 2 mai 2012
-> Vidéo: Agora AEGEE Enschede MAY 2012 summary speech Franck Biancheri
