« La réflexion sur l’avenir n’a de sens que si elle est permet de mieux réfléchir sur le présent et les tendances qui le façonnent »
(FB - 1998)
« Les forces anti-démocratiques et xénophobes de l’Europe ont toujours été attirées par le rêve d’unité européenne, la mystique de la Rome impériale »
(FB - 1998)
" Etre citoyen est un acte bénévole "
(FB - 2009)

Inflation, crise énergétique, guerre aux frontières… La fin de l’Europe ? Ouverture des débats par Marie-Hélène Caillol, à la conférence de Menton du 18 mars 2023

Menton, 18 mars 2023A l’issue de la deuxième guerre mondiale, les Européens ont eu le génie de poser les bases d’un projet de paix en lieu et place de la situation de guerre endémique qui prévalait avant. Et depuis 75 ans, aucun doute que ce projet est/fut un succès. La paix est une réalité, malgré les tensions et l’Histoire qui travaillent encore les peuples.

 

Il convient néanmoins de se demander sans cesse si, pourquoi et quand ce succès pourrait prendre fin. C’est une question lancinante qui prend un relief particulier dans le contexte de la guerre en Ukraine, désormais à la frontière de l’UE, non sans risque de contagion à la Pologne notamment – compte tenu de l’intrication des peuples et frontières dans cette partie du monde.

 

Le projet de paix est-il en bout de course et cette crise signale-t-elle purement et simplement la fin de l’Europe ? Telle est la question brutale que nous nous posons.

 

La première étape de construction européenne a consisté à mettre en commun les matières premières qui avaient été la cause de tant de souffrances, à savoir le charbon et l’acier, matières emblématiques de la révolution industrielle, en créant la Communauté européenne du Charbon et de l’Acier (CECA) en 1951. L’analyse fine de l’histoire des deux précédents siècles oblige un peu à se demander si c’est bien la CECA qui a mis fin aux guerres européennes ou si le passage de l’ère charbon-acier à l’ère du pétrole-plastique a déplacé les tensions vers le Moyen-Orient. Mais admettons que la CECA pose les bases d’un projet politique hautement innovant consistant à lier des nations par la coopération économique et la mise en commun des fondamentaux de la croissance (énergie, monnaie, éducation,…). On est alors en droit de trouver inquiétante la crise énergétique révélée et accrue par la guerre en Ukraine : les politiques et intérêts énergétiques semblent partir dans des directions différentes, prémisses de nouvelles tensions intra-européennes ?

 

Par ailleurs, qu’en est-il des trois principes ou objectifs de la construction européenne que sont paix, prospérité et démocratie ?

 

Sur le plan de la paix, on a bâti l’Europe sur la réconciliation de l’Allemagne et de la France, des puissances de l’Axe et des Alliés, puis l’Europe a joué un rôle majeur dans le dialogue Occident-URSS durant la Guerre Froide avec des succès aussi retentissants que les accords d’Helsinki qui ont certainement contribué à la Chute du Mur aussi significativement que la « Guerre des Etoiles » de G. Bush père. Mais depuis 20 ans, alors qu’une division de l’Ukraine était l’éléphant dans le couloir en cas d’échec de reconstruction d’une relation euro-russe post-1989, l’intransigeance de l’Europe n’a pas réussi à éviter la situation dans laquelle l’Ukraine s’est trouvée piégée depuis 2014. Elle ne parvient pas non plus à régler la question chypriote qui passe par la construction d’un vrai partenariat avec la Turquie au lieu d’une éternelle promesse d’adhésion. Elle est désormais de plus en plus rejetée par le Maroc faute de pouvoir contribuer à la résolution de l’épineux problème saharaoui qui bloque le déploiement de l’Union du Maghreb Arabe. Bref, depuis 1989, l’Europe n’est plus un facteur de paix. A l’inverse, son intransigeance moralisatrice perpétue les problèmes. Et elle présente désormais une guerre à sa frontière, qui éloigne d’elle les flux commerciaux et financiers, et fragilise sa réussite commerciale des années ayant précédé la crise grecque de 2009.

 

Ce qui nous amène à la question de cette autre promesse désormais trahie : la prospérité commune. Nous l’avons eue et il n’y a pas lieu de réécrire l’Histoire et de statuer à un échec de l’ensemble du projet européen. Mais les modèles naissent, prospèrent et meurent s’ils ne parviennent pas à évoluer dans le bon sens. En sommes-nous là ? Certes, les difficultés économiques qui frappent les Européens de manière croissante et les font descendre dans la rue ne sont pas seulement économiques ; elles ne sont pas non plus le fait d’échecs européens uniquement. La crise est globale et systémique. Néanmoins, les atouts considérables (PIB, systèmes sociaux, union monétaire, éducation…) dont disposait l’UE auraient dû mieux protéger les Européens des innombrables crises qui ont grignoté leur confort de vie : crise de l’euro, dumping social et fiscal, inflation par le coût de l’énergie, crise d’approvisionnement, crise de production, crise des talents, etc… L’UE, si elle a compris la crise systémique globale qui s’abattait sur le monde en 2008, n’a pas réussi à en protéger les Européens, pas suffisamment, pas légitimement aussi.

 

Et nous voici au troisième point d’échec : la démocratie, que les dictatures allemande, russe, italienne, espagnole, portugaise, yougoslave,… nées dans la première moitié du XXème siècle, obligeaient à insérer au coeur du projet d’avenir souhaitable proposé par le Traité de Rome. 70 ans plus tard, persuadés qu’elle était démocratique parce ses parties constitutives, les Etats-Membres, étaient des démocraties, l’Europe n’a pas vu, ou n’a pas voulu voir que le transfert de compétences vers le niveau européen, résulterait inévitablement en une crise de la démocratie : celle des nations connectées à des niveaux de pouvoir de plus en plus dérisoires, et celle d’un niveau européen flottant à distance des peuples. La crise ukrainienne, en divisant les nations aux intérêts stratégiques, diplomatiques, économiques et énergétiques divergents, renforce certes le pouvoir d’un niveau européen plus ou moins débarrassé du Conseil de l’UE, mais aggrave l’évident manque de légitimité démocratique du système décisionnel commun. Et jette dans la rue des peuples ne sachant plus à quels saints se vouer pour voir leurs droits civiques défendus. Sans compter que les institutions européennes restent une vaste technocratie, à savoir une machine destinée à obéir à un niveau politique qu’il serait intéressant de déchiffrer : quel monstre hybride donne ses ordres à la machine technocratique européenne ? un vrai sujet d’étude qui démontrerait sans doute l’influence diminuante du Conseil et du Parlement. La démocratisation de l’UE fut le grand combat de Franck Biancheri qui anticipait que sans invention des mécanismes connectant les citoyens aux niveaux décisionnels supra-nationaux (médias, partis, élections), l’Europe évoluerait vers un scenario de crise.

 

Mais crise ne veut pas dire disparition. Parfois même « bien au contraire ». De fait, l’Europe ne meurt pas. Mais en quoi est-elle en train de se transformer sous le coup des crises de la décennie 2010, des défections d’états-membres (Royaume-Uni), des retraits demande d’adhésion (Turquie, Suisse…) et des violences liées aux nouveaux élargissements ? On l’a dit, les états-membres divisés perdent la main. Et les peuples en colère contribuent à fragiliser plus encore le seul niveau sur lequel ils ont encore un peu d’influence. Un certain règne européen se fait jour. Tout le monde commence à comprendre que les principes fondamentaux et consensuels de la construction européenne passent mais que les institutions européennes demeurent. Mais personne ne sait comment prendre le contrôle de cette machine plus hors-sol que jamais : toujours déconnectée du terrain citoyen mais désormais également partiellement libérée des contre-pouvoirs nationaux.

 

La vision spécifiquement française du projet européen, conçu comme un projet d’indépendance de la tutelle américaine imposée au continent à l’issue des deux guerres mondiales, a perdu de sa centralité suite aux grands élargissements à l’est du début du millénaire, puis a repris du poil de la bête à l’ère de Trump pour décroître avec le retour des Démocrates à la Maison Blanche et finalement s’effondrer dans les cendres avec la guerre en Ukraine (annihilant au passage la présidence française de l’UE du premier semestre 2022).

 

Alors, non, l’Europe n’est pas morte. Elle reste un bout de terre sur lequel des peuples de langues, histoires et cultures différentes doivent coexister. Elle garde un système institutionnel puissant. Mais les valeurs qui l’animent ont changé. Les intérêts qui la gouvernent sont mystérieux. Les peuples n’en ont jamais été aussi éloignés, divisés par des frontières nationales partiellement revenues et par des phénomènes de communautarisation de la pensée politique.

 

A ce degré de confinement des différentes visions de l’avenir de l’Europe que portent en eux les Européens, nous estimons que la première chose à réapprendre à faire, consiste à s’écouter, sans chercher à se convaincre. C’est à cet exercice que la présente conférence s’est prêtée, mettant côte à côte des Européens tous issus du combat pour la démocratisation européenne, ayant croisé le chemin de Franck Biancheri, mais ayant chacun suivi leurs chemins propres. Où en sont-ils aujourd’hui de leurs espoirs, déceptions et visions d’avenir de notre continent ? Rouvrons nos oreilles et nos cerveaux à la diversité de leurs points de vue !

 

Marie-Hélène Caillol,

Ancienne présidente / Présidente d’honneur Association des Amis de Franck Biancheri