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Aujourd’hui nous célébrons le 25 anniversaire de la signature du traité de Maastricht, 7 février 1992. Ce qu’il faut fondamentalement retenir de Maastricht c’est le changement de paradigme de la construction européenne, c’est l’Union qui prend le pas sur la Communauté et ce dans toutes ses dimensions : politiques, économiques, financières, monétaires, sociales, culturelles, idéologiques . C’est la rupture de la voie consensuelle entre souveraineté étatique et processus d’intégration européenne, mais c’est surtout le premier acte de la déconnexion des citoyens européens (une notion dont l’Union européenne aurait dû faire sienne mais dont elle ne voulait surtout pas, la citoyenneté européenne ne se décrète pas) avec le niveau décisionnaire supra-national. Il suffit pour cela de se rappeler les événements qui ont jalonné l’adoption du traité : référendum danois organisé le 2 juin 1992 : 50,7 % des électeurs rejettent le traité (opt-outs danois et deuxième référendum organisé le 18 mai 1993, le traité de Maastricht est approuvée à 56,7 %) ; référendum français organisé le 20 septembre 1992, le « oui » l’emporte avec 51,05 % des suffrages exprimés…
A l’époque Franck Biancheri décrivait dans un projet d’ouvrage «Communauté ou Empire – Éléments de réflexion et principes d’action à l’usage des futurs citoyens européens» (que nous proposerons bientôt au public) ce que signifiait de s’engager dans cette nouvelle voie de l’Union pour une Communauté européenne à la croisée des chemins, dont nous proposons un extrait aujourd’hui, car les mêmes questions que Franck Biancheri posait en 1992 se posent aujourd’hui.
A l’heure où nous subissons des bouleversements européens majeurs, institutionnels et politiques, 25 ans après le choix de l’ « Union », les risques inhérents au traité de Maastricht définis par Franck Biancheri sont bien en train de se mettre en place. Depuis une dizaine d’années, c’est bien à l’implosion de ce projet d’Union inauguré par le Traité de Maastricht que nous assistons. Relire les anticipations de Franck Biancheri permet de comprendre les ressorts de l’échec et de bâtir la prochaine Europe sur une leçon mieux comprise. Mais revenons-en à la genèse de Maastricht, quand l’Europe, après la chute du mur de Berlin, sort de son « laboratoire ».
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1990: la Communauté sort brutalement de son laboratoire
Franck Biancheri, 1992
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(Extrait de Communauté ou Empire: Éléments de réflexion et principes d’action à l’usage des futurs citoyens européens)
Dans la situation qui a prévalu ces trois dernières années, on retrouve des éléments anciens et nouveaux. On retrouve ainsi une grande difficulté de la Communauté à réagir à des chocs extérieurs brutaux, tel celui de la chute du Rideau de fer. Pour la première fois depuis qu’elle existe, un événement extérieur vient bouleverser l’organisation de l’Europe. La Communauté européenne n’étant qu’un outil à produire de l’unité, on peut comprendre la force du choc qu’elle a ressenti en voyant soudainement celle-ci progresser formidablement en quelques mois sans qu’elle n’ait la moindre influence active sur le phénomène. Tous les paramètres décrivant son objectif venaient d’être modifiés. Et qui plus est, ces paramètres ne cessent d’évoluer depuis, les États naissant, disparaissant, se scindant.
Voilà le prototype précipité hors du laboratoire et confronté brutalement au monde réel. Pendant 35 ans, l’Europe occidentale a été protégée des vents de l’Histoire par le parapluie nucléaire nord-américain à l’Ouest et par le Rideau de fer soviétique à l’Est. Enfermés bien involontairement dans une sorte de cocon historique qui les privait de toute capacité d’intervention significative sur le cours des événements mondiaux, les Européens de l’Ouest se sont retrouvés à l’abri des tumultes de l’Histoire mondiale, ou faiblement affectés. Plus de guerres possibles entre États d’Europe sous la tutelle des deux grands, débarrassés de leurs empires coloniaux également sous la pression de ces derniers, il ne leur restait pas beaucoup d’autres solutions que de s’unir. Du Conseil de l’Europe à la Communauté européenne en passant par l’UEO, plusieurs instruments furent créés dans des domaines différents, parfois concurrents. Finalement, un seul a réussi excellemment les tests pratiqués dans cet environnement confiné que fut l’Europe de l’Ouest de 1945 à 1990, et ce fut la Communauté européenne.
Première structure intégrée (et non pas intergouvernementale) d’envergure créée et développée par les hommes, voilà la Communauté soumise depuis deux ans aux difficiles tests de l’Histoire. La chute du Rideau de fer a fait exploser la bulle protectrice et déchiré le cocon. L’Histoire est de retour en Europe, et avec elle, ses orages et ses tempêtes, son cortège d’imprévus, de chocs terribles, de guerres et de morts.
Dans ce nouvel environnement, ce qui perturbe notre « machine à produire de l’unité » n’est pas tant le nombre croissant de pays à intégrer ou leurs disparités économiques que l’accroissement vertigineux de l’imprévisibilité des événements, de leur vitesse d’évolution et de la violence des chocs possibles.
La Communauté s’est développée dans un environnement stable, dans lequel le principal paramètre était le degré de volonté plus ou moins proeuropéenne des dirigeants de ses États-membres, et/ou le degré d’intérêt à la rejoindre des États non-membres. Sa seule préoccupation, une fois créée, était digne d’une amibe : être et croître. À partir de 1990, le changement de situation historique a imposé une obligation d’agir. De là ont découlé de nombreuses autres préoccupations qui, pour la plupart, semblent depuis deux ans laisser l’amibe médusée. Quoi faire ? Comment agir ? Pourquoi faire ? De l’Irak à la Yougoslavie, de la thématique élargissement/approfondissement à l’ex-URSS et au Maghreb, toutes ces interrogations que la machine communautaire n’a jamais appris à traiter depuis sa création la plongent dans un visible désarroi.
L’exemple le plus flagrant de ce désarroi communautaire est sans conteste la paralysie qui semble toucher la Communauté européenne quant aux évolutions de l’Europe de l’Est. Ce désarroi touche les dirigeants comme la population. Leur incapacité à définir et énoncer une politique et une stratégie de long terme concernant les pays de l’Est traduit leur incapacité à comprendre, et donc à anticiper les phénomènes en cours. Au sein des opinions publiques, cette impuissance alimente un sentiment croissant d’inquiétude et de doute quant à la capacité de la Communauté à jouer son rôle de pôle européen stabilisateur. Cette situation génère deux risques immenses : l’accélération du processus de décomposition de l’Europe de l’Est (avec son cortège de guerres et de tensions) et le rejet croissant de la construction communautaire dans son ensemble.
En effet, les dirigeants de la Communauté européenne ne semblent pas avoir conscience que la valeur du processus communautaire tient dans son aptitude à « produire de l’unité européenne », elle-même identifiée depuis des générations comme le meilleur moyen d’assurer paix et prospérité aux Européens. Si cette aptitude est remise en cause, voire si elle semble disparaître, le projet communautaire sera aussitôt délaissé par les opinions publiques… même s’il n’existe aucune alternative crédible. Le nationalisme en représente toujours une qui séduit les masses en période d’incertitudes, mais elle est une solution illusoire*.
Ce phénomène est essentiel pour comprendre l’impasse dans laquelle se trouvent actuellement les dirigeants de la Communauté européenne (politiques et fonctionnaires). Ils ont cru que le large sentiment proeuropéen existant dans les douze États-membres rendait automatique le soutien populaire au traité de Maastricht. Et du Danemark à l’Irlande, de la France à l’Allemagne, ils se rendent compte qu’il n’en est rien. Plus de la moitié des Danois disent « non » ; un électeur irlandais sur trois seulement dit « oui » ; les Français votent « oui » d’extrême justesse et les sondages allemands indiquent que s’il y avait eu un référendum, le résultat aurait été très probablement négatif par refus de perdre le Deutschemark. Leur erreur tient à nouveau de leur contusion entre les concepts d’Europe et de Communauté. Les indicateurs montrent depuis des années un accroissement régulier du soutien à l’objectif d’unité européenne. En aucun cas, ils ne démontrent une large majorité sur l’automaticité d’une méthode pour atteindre cet objectif. Or, Maastricht, c’est précisément une question qui touche à la méthode, au processus communautaire qui, inconnu de l’opinion publique pour l’essentiel, n’a jamais fait l’objet d’aucun débat public. Les populations le comprennent mal et ont le sentiment qu’en leur disant qu’être contre Maastricht, c’est être contre l’Europe, on leur ment.
Et l’un des éléments essentiels qui provoque pour la première fois dans l’histoire de la Communauté une telle situation de décalage entre dirigeants et populations, entre la Communauté et les Européens, c’est précisément l’Europe de l’Est, totalement ignorée par Maastricht. Au-delà de l’aberration que constitue un traité présenté comme la base de la future architecture de l’Europe, alors que son contenu passe sous silence la moitié de cette même Europe, il faut s’interroger sur le pourquoi de cette étrange absence. L’explication de l’absence de l’Europe de l’Est du traité de Maastricht se trouve à la fois dans la méthode même qui a abouti à la rédaction de ce traité, et dans une erreur d’analyse sur la nature de l’environnement européen de la Communauté suscité par la chute du communisme.
Franck Biancheri, 1992
extrait de “Europe: Communauté ou Empire, Éléments de réflexion et principes d’action à l’usage des futurs citoyens européens” publication inédite aux éditions Anticipolis à commander ici: Europe: Communauté ou Empire, Franck Biancheri, 1992
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* 25 ans après le traité de Maastricht, nous sommes exactement dans la situation que décrit Franck Biancheri : Période d’incertitude, projet communautaire délaissé par les opinions publiques, masses séduites par le nationalisme, qui semble être la seule alternative crédible… De quoi s’inquiéter sérieusement sur les dérives de l’Europe comme Franck Biancheri décrit dans ce livre…
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